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Les Derniers Charpentiers du Pharo

Dans la quiétude de l’Anse du Pharo, seuls les coups de marteau et les scies électriques des trois dernières charpenteries rappellent que la barquette en bois vit toujours, survit encore.

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​Au milieu de son atelier où les odeurs boisées se mêlent aux senteurs marines, Denis Borg ne se souvient plus quand il a pour la dernière fois échangé le rôle de restaurateur avec celui de fabricant. Etait-ce il y a 3 ans, 4 ans ? Les commandes de barquettes typiques en bois sont de plus en plus rares. Le plastique a bouleversé toutes les traditions. « C’est pratique, pas cher, et on sort plus rapidement un produit… sans âme ». Borg l’admet timidement, il est tombé dans le piège avant de faire voile arrière. Aujourd’hui, dans son petit hangar poussiéreux, la pestilence de la fibre s’est estompée. Les gabarits en bois re-décorent les plafonds. Les pots de vernis sont ouverts, prêts à embellir les barquettes qui trônent tout autour de l’atelier. Même le portrait noir et blanc de son grand-père, premier charpentier de la lignée Borg, s’efface de nouveau sous la sciure.  La nostalgie enveloppe la crique des charpentiers.

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Pourtant la barquette, hier symbole du loisir ouvrier marseillais, est devenue un plaisir de nantis. Sur les chantiers, on l’évite de parler argent. On préfère dire : "Ca coute trop cher". Aujourd’hui un pointu coûte entre 30 000 et 50 000 euros. La clientèle a changé, les barcasses se sont transformées en objets de collection, à l’exception d’une poignée, bichonnée par de vieux briscards

 

Un savoir en péril

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Hors du tumulte de la ville, l’Anse semble figée dans le temps, ses habitudes, son savoir-faire. Sur les chantiers Sainte-Marie, les machines se sont perfectionnées, mais le métier reste le même. Insupportable dans le froid hivernal, épuisant sous le soleil d’été, et en toutes saisons, harassant. Les gestes de construction, répétés à l’infini,  Louis Curia les connaît par cÅ“ur et pourrait les reproduire les yeux bandés. Ici, l’expérience se compte au nombre de doigts restant sur les mains. Et Louis possède encore tous les siens. Depuis une trentaine d’années, ce chef de manÅ“uvre s’attelle à démanteler, restaurer et remettre à l’eau des bateaux en bois comme ceux de plaisance. Avec son équipe, le charpentier a récemment réhabilité le Ferry-Boat à flot, « une grande fierté » concède-t’il modestement. Dans l’atelier décoré d’une dizaine de posters aux filles dénudées, l’autre fierté qu’il peine à avouer, c’est Christophe, son fils. A l’autre bout du chantier, « le jeune » fignole une coque. Ce métier, dont le nombre d’artisans se réduit au fil des départs à la retraite, ne s’apprend pas sur les bancs d’école. Depuis une dizaine d’années, Louis le transmet chaque jour à son fils et à Gaétan, un second apprenti. « C’était dur au début, je me suis dit une centaine de fois que j’allais arrêter. Je suis plus compétent alors il me râle moins dessus. C’est la vieille école tu sais… Pas de traitement de faveur » ironise-t’il sous le regard inquisiteur de son chef. De l’aveu arraché à son père, maintenant il travaille bien. L’histoire des barquettes est comparable à celle de ces artisans de la mer. C’est la transmission symbolique d’un savoir comme d’un bien. Dans cet éden marseillais, le partage est devenu une tradition.

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Chaque jour, quand le soleil atteint son zénith, les ateliers se mettent en veille. Une partie des charpentiers se retrouvent autour d’un verre de 51, parce que le « Ricard a trop le goût de Paris ». Le temple du calme et de la solitude se métamorphose. Les établis sont aménagés en table. Les effluves de vernis se noient dans la fumée des poissons grillés. Avec l’accent chantant, les boutades fusent mais toujours dans le respect. Comme une île dans la ville, les discussions s’articulent autour des bateaux, de la mer. Certains, comme Christophe, en profitent pour peaufiner une pièce ou simplement demander un conseil. La rivalité ? Dans l’Anse, elle existe mais s’oublie vite, estompée par la solidarité. On trinque comme on s’échange des outils. 13H30, les bouteilles sont rangées, les établis libérés. Le travail n’attend pas. S’ils savent leur calanque à l’épreuve du temps, Louis, Christophe, Gaétan ou Denis ne s’y trompent pas. Leur savoir n’a d’éternel que le sursis qu’ils lui offrent en travaillant chaque jour le bois.



Boris ALLIN

Boris ALLIN

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